Pourtant la connaissance de cet auteur reste vague, confuse, de l’ordre même de l’anecdote. Raymond Queneau le précise, lui qui étudia la philosophie : Hegel reste l’un des philosophes les moins enseignés à l’université1 après la première guerre mondiale et il est très difficile dans les années trente encore de trouver des traductions. Ce n’est donc qu’une vision restrictive et partielle de Hegel en tant que simple prédécesseur de Marx qui alimenta les débats de ce début de siècle. Les critiques qui fusent et les positionnements absolus, catégoriques, ne faisant échos qu’à une image tronquée. Bataille, qui, pendant de longues années, se posait en anti-hégélien farouche, n’avait en vérité qu’une perception assez conventionnelle de Hegel. Bien que de nombreux philosophes vont faire découvrir à partir des années trente la philosophie hégélienne (notamment Jean Wahl La conscience malheureuse dans la philosophie de Hegel – 1929), c’est Alexandre Kojève au cours de ses séminaires au sein de l’Ecole des Hautes Etudes qui transmettra de façon inouïe sa perception du système. Il y a dans la pensée de Kojève, une vision de Hegel qui ne peut que séduire. L’hégélianisme sous les paroles de Kojève prend une forme démesurée : « A coup sûr, ce qui retenait l’attention du public de kojève était le talent qu’avait ce dernier de compromettre la philosophie en lui imposant de traverser des secteurs de l’existence qu’elle ne visitait pas volontiers jusque-là : le cynisme politique, la vertu des massacres et des violences et de façon générale l’origine déraisonnable du raisonnable. Ces aspects de l’œuvre hégélienne, qu’on avait pour longtemps tenu pour la part honteuse de sa philosophie, en font maintenant tout le prix, par la magie de l’art de raconter que possédait Kojève. »2

Bataille assiste aux séminaires de 1934 à 1939. L’influence de Kojève sur ce dernier sera décisive.

Hegel réconcilie le sacré et le profane, en posant ce conflit comme le cœur de la spéculation philosophique. C’est la rencontre des « jours ouvrables de la semaine » et du «dimanche de la vie »3.

La question de la lutte à mort, de la mise en jeu de sa propre vie devient au sein du système le mouvement, le principe de l’action même de l’histoire humaine. L’histoire de l’humanité résulte de la négation, et la fin de l’histoire signifie cette fin de la dite négativité.

Cette lutte, ce conflit reste permanent pour Bataille et la négativité ne peut se résorber, au contraire elle explose à la fin. C’est ce conflit qui occupera toute sa pensée : l’Impossible conciliation du savoir et du non-savoir, la perpétuelle tension entre le sacré et le profane.

Pour Kojève au contraire, La raison absolu, advenue au terme de l’histoire, prend la forme d’une sagesse absolu, une humanité dégagée de toute action de négation c'est-à-dire de tout ce qu’il la rendait humaine. En d’autre terme la fin de l’histoire correspond à une pleine acceptation de l’homo sapiens en tant qu’animal. Le talent de Kojève est d’avoir fait incarner cette figure, mi-homme et mi-animal, ultime du système hégélien, en la personne du sage. Le sage est heureux car débarrassé de l’action. Dés lors, la temporalité ne s’exerce qu’à travers la pratique infinie du jeu, de l’art et de l’amour.

  Deux choix s’offrent donc : embrasser la sagesse selon Kojève, le dernier animal libéré de toute action véritable, ou alors accepter une humanité défaite, le dernier homme nietzschéen, malade et sans dieu.

Difficile dés lors d’éviter les clivages d’une schizophrénie.

Ce qui reste, ce qui hante. Des images lancinantes : l’acéphale dessiné par Masson, un bonhomme dont « jaillissaient des éclats dignes de Zarathoustra et de Maldoror »4. Des textes, Le dernier Homme de Maurice Blanchot5 :

« Qu’y a-t-il maintenant hors de nous ? «

-« Personne. »

- « Qui est le lointain et qui est le prochain ? »

- « Nous ici et nous là-bas. »

- « Et qui le plus vieux et le plus jeune ? »

- « Nous. »

- « Et qui doit être glorifié, qui vient vers nous, qui nous attend ? »

- « Nous. »

- « Et ce soleil, d’où tient-il sa lumière ? »

- « De nous seuls. »

-« Et le ciel, quel est –il ? »

- «La solitude qui est en nous. »

- « Et qui donc doit être aimé ? »

« C’est moi. »





1 « Après la guerre de 14-18, on pouvait faire des études relativement assez poussées de philosophie en n’ayant de Hegel qu’une connaissance des plus superficielles, pis même une simple « idée ». »Raymond Queneau, in Critiques, n°195-196, p.694.

2 Vincent Descombes, Le même et l’autres, p. 26.

3 Ibid. p. 26.

4 André Masson, Le soc de la charrue, in Critiques, n° 195-196, 1963.

5 Maurice Blanchot, Le dernier Homme, p.112.